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Dos à dos

 

 

Les longs cheveux blancs du drow dévalaient l’épaule de Catti-Brie et chatouillaient son bras nu, tandis que la belle chevelure auburn de la jeune femme enveloppait la poitrine de Drizzt.

Les deux amis, assis dos à dos sur la berge de Maer Dualdon, le plus grand lac du Valbise, levaient le regard vers le ciel d’été où des nuages blancs dérivaient sans hâte. Les contours flous des nuées offraient à l’occasion un contraste saisissant avec les nettes silhouettes d’énormes vautours du suroît passant en dessous. Les compagnons s’intéressaient aux blancs voyageurs vagues, non aux nombreux oiseaux en vol ce jour-là.

— Une truite à tête plate au bout d’une ligne, annonça Catti-Brie en voyant une forme nuageuse inhabituelle.

Un ovale recourbé paraissait attaché à un fin trait blanc.

— Où vois-tu ça ? protesta l’elfe noir dans un rire.

La jeune femme tourna la tête, considéra son compagnon à la peau sombre, aux yeux violets.

— Tu peux pas le rater ! C’est clair comme tes sourcils tout blancs au milieu de la figure.

Drizzt rit encore, pas tant à ce que son amie venait de dire qu’à sa manière de le dire. Catti-Brie avait retrouvé le clan de Bruenor, elle vivait dans les mines naines tout près de Dix-Cités, et les expressions directes, voire l’accent, des rudes nains bagarreurs revenaient dans son parler.

Il tourna lui aussi la tête vers la jeune femme ; son œil droit se retrouva à quelques centimètres de l’œil gauche de Catti-Brie. Il y vit une étincelle toute particulière, inimitable, celle du bonheur, de la joie. Elle faisait de nouveau son apparition, après tous ces mois écoulés depuis le départ de Wulfgar, et semblait même plus intense que jamais !

Le drow rit encore, reporta son regard sur le ciel.

— Ton poisson a filé, remarqua-t-il.

Le vent avait écarté le trait de l’ovale.

— Ben oui, c’est un poisson ! insista Catti-Brie, indignée (plus exactement, elle tâchait de feindre l’indignation).

Drizzt sourit sans poursuivre le débat.

 

* * *

 

— Espèce de foutu p’tit crétin ! grommela Bruenor dans un grognement sourd. (Il en postillonnait. Le nain s’arrêta soudain, porta un grand coup de sa botte robuste sur le sol, puis plaqua brutalement son casque à une corne sur sa tête ; son épaisse tignasse orange dépassait dans tous les sens sous le bord d’acier bosselé.) Moi qui croyais avoir un ami au Conseil, voilà qu’tu laisses Kemp de Targos décider du prix sans même discuter !

Le halfelin Régis, plus mince qu’il avait jamais été depuis des années (il ménageait encore son bras grièvement blessé lors d’une aventure récente avec ses amis), haussa les épaules avant de répondre :

— Kemp de Targos n’a son mot à dire que pour le prix auquel les pêcheurs achètent le minerai.

— C’est surtout les pêcheurs qui l’achètent, le min’rai ! rugit Bruenor. Et pourquoi je t’ai remis au Conseil, Ventre-à-Pattes, si tu fais rien pour m’faciliter la vie ?

Régis, à cette tirade, eut un petit sourire. Il envisagea de rappeler à son ami nain que ce n’était pas grâce à lui qu’il était revenu au Conseil, mais aux habitants de Bois Isolé qui, ayant besoin d’un nouveau délégué depuis la disparition du dernier dans un ventre de yeti, l’avaient supplié de les représenter. Finalement, le halfelin eut la sagesse de se taire.

— Les pêcheurs ! éructa encore Bruenor avant de cracher juste devant les pieds nus et velus de Régis, lequel, toujours souriant, se contenta d’éviter la souillure par terre.

Il connaissait bien son compagnon si colérique mais dénué de méchanceté ! Il savait aussi que le nain ne penserait bientôt plus à ce problème ; il suffirait pour cela que le prochain s’annonce… Bruenor Marteaudeguerre, depuis toujours, était soupe au lait.

Il ronchonnait toujours quand les deux amis, au détour du chemin, tombèrent sur Drizzt et Catti-Brie assis sur la berge moussue, perdus dans leurs rêves flottants, chacun savourant la compagnie de l’autre. Régis retint sa respiration, craignant que Bruenor explose à la vue de sa fille adoptive bien-aimée dans une posture d’un tel abandon auprès de Drizzt – ou de qui que ce soit –, mais le nain se contenta de secouer la tête et sa tignasse drue avant de s’éloigner, furieux, de l’autre côté.

— Foutu crétin d’elfe ! maugréait-il quand Régis le rejoignit. Embrasse-la, idiot, qu’on en finisse !

Le halfelin sourit d’une oreille à l’autre.

— Qu’est-ce qui te dit que ce n’est pas déjà fait ? demanda-t-il pour le seul plaisir de voir les joues de son ami s’empourprer d’un rouge aussi féroce que celui de sa chevelure.

Il prit bien soin, évidemment, de se placer d’un saut assez loin de la poigne redoutable de Bruenor.

Mais le nain se contenta de baisser la tête, de marmonner des jurons et de poursuivre sa route à pas furieux. Régis n’aurait jamais cru que des bottes puissent tonner sur un chemin moussu !

 

* * *

 

La clameur dans la salle du Conseil de Bryn Shander l’étonna moins. Régis fit de son mieux – vraiment ! – pour suivre de près les débats, tandis que l’Ancien, Cassius, l’homme le plus important de toute la région de Dix-Cités, menait la discussion qui portait pour l’essentiel sur des points de procédure. De tout temps, les dix villes avaient eu des gouvernements indépendants, ou à certaines époques un Conseil où siégeait un unique représentant par cité, mais Cassius s’était révélé si précieux pour le développement de la région qu’on ne pouvait plus le considérer comme délégué d’une unique agglomération, même celle de Bryn Shander, la plus importante et celle qui abritait en outre sa demeure. Ce qui ne convenait guère à Kemp, de Targos, dirigeant de la seconde en importance des dix cités. Cassius et lui s’étaient souvent retrouvés en opposition ; avec la nomination de l’Ancien à la tête de l’assemblée et la désignation d’un nouveau conseiller pour représenter Bryn Shander, Kemp s’était senti mis en injuste minorité.

Mais Cassius avait vaincu tous les obstacles, et, au cours de ces derniers mois, même un homme aussi obstiné que Kemp avait bien dû admettre à contrecœur que l’Ancien menait les affaires avec honnêteté et impartialité !

Cela dit, pour le représentant de Bois Isolé, la paix et la bonne entente prévalant au sein du Conseil de Bryn Shander ne faisaient qu’ajouter à la monotonie des débats… Le halfelin adorait assister en spectateur détaché à une brave dispute où il se réjouissait de jeter de l’huile sur le feu.

Ce bon vieux temps n’était plus !

Régis s’efforça vraiment de rester éveillé quand la discussion porta sur la délimitation de zones de pêche sur Maer Dualdon à attribuer à des bateaux spécifiques, pour éviter que les lignes s’emmêlent et que les bagarres éclatent…

Ce sujet épineux préoccupait Dix-Cités depuis longtemps, et le halfelin savait fort bien qu’aucun règlement ne pourrait jamais assurer que les navires gardent leurs distances sur les eaux glacées du grand lac : ils allaient là où on trouvait la truite à tête plate, sans se préoccuper de limites ! Le poisson fournissait un matériau idéal pour la sculpture, sans parler d’une chair savoureuse, et représentait la base de l’économie du coin. Force ruffians affluaient à Dix-Cités pour le pêcher, espérant faire fortune.

Ainsi, les décisions prises dans cette salle si éloignée des berges des trois grands lacs du Valbise ne représentaient guère que des outils mis à la disposition des orateurs : ceux-ci aimaient parfois se lancer dans des tirades indignées contre la violation de règles dont nul ne se souciait.

Quand le conseiller halfelin de Bois Isolé se réveilla, toutefois, le débat portait enfin sur un autre sujet, bien plus concret, et qui le concernait directement. En fait, comprit Régis un peu plus tard, c’était son nom prononcé par Cassius qui lui avait fait ouvrir les yeux !

— Toutes mes excuses pour avoir dérangé ton somme, commenta calmement l’Ancien de Dix-Cités.

— Je, euh, j’ai beaucoup travaillé, jour et nuit, à préparer cette, euh, réunion, bafouilla Régis, très embarrassé. Et il y a beaucoup à marcher jusqu’à Bryn Shander…

Cassius, souriant, leva la main pour faire taire le petit homme avant qu’il se rende encore plus ridicule. D’ailleurs, le halfelin n’avait pas à s’excuser auprès de cette assemblée ! Tous connaissaient ses faiblesses mais aussi sa valeur, une valeur due en bonne partie aux puissants amis qu’il avait su se faire.

— Alors, peux-tu t’occuper de ce problème pour nous ? l’interpella rudement Kemp, de Targos, celui qui, de tous les conseillers, appréciait le moins Régis.

— Quel problème ? demanda celui-ci.

Kemp baissa la tête, lâcha à voix basse quelques jurons.

— Le problème de ces bandits, expliqua Cassius. On les a repérés depuis peu sur les chemins de part et d’autre de la rivière Shaengarne, au sud de Bremen. Nous savons que cela représente un long trajet pour tes amis, mais nous vous serions très reconnaissants à tous si vous pouviez une fois de plus contribuer à rendre les routes plus sûres.

Le halfelin se carra dans son siège, croisa les mains sur sa bedaine encore assez rebondie (même si elle avait connu des jours meilleurs), et arbora une expression plutôt réjouie.

Voilà donc de quoi il est question ! se dit-il.

On leur offrait, à ses compagnons et à lui, une nouvelle occasion de jouer les héros au bénéfice de Dix-Cités. Il se retrouvait pleinement dans son élément, même s’il devait reconnaître qu’en général il jouait un rôle des plus modestes dans les exploits guerriers de ses aventureux amis. Mais, pendant les séances du Conseil, Régis avait grâce à ces missions la possibilité de briller et d’égaler un notable comme Kemp ! Il réfléchit à la tâche que lui avait confiée Cassius. Bremen était la plus occidentale des dix villes ; la rivière Shaengarne la traversait, ses eaux en seraient basses en cette fin d’été.

— Je pense que nous pourrons être sur place dans une dizaine pour nettoyer les routes, assura-t-il après un silence dûment réfléchi.

Il ne doutait pas que ses amis seraient d’accord. Ces derniers mois, combien de fois ne s’étaient-ils pas mis en chasse de monstres et de bandits de grand chemin ? Drizzt et Catti-Brie adoraient se rendre ainsi utiles, et Bruenor, malgré ses perpétuelles protestations, n’y voyait aucun inconvénient.

Régis, en y repensant, se rendit compte que lui non plus ne ressentait pas de contrariété à l’idée de repartir à l’aventure avec ses compagnons. Lors de leur dernier périple, il avait changé, à cause de l’atroce souffrance due à une lance de gobelin qui lui avait traversé l’épaule. Il avait failli mourir ! À l’époque, le halfelin n’avait pas noté de changement en lui, il n’avait aspiré, comme à son habitude, qu’à retrouver sa chère petite demeure de Bois Isolé, sculpter des crânes de truites à tête plate pour en faire de beaux objets et pêcher, l’esprit léger, depuis la berge de Maer Dualdon. Mais, une fois revenu dans son logis douillet, il avait découvert qu’exhiber sa glorieuse cicatrice lui apportait un immense plaisir…

Aussi, oui, quand Drizzt et les autres iraient affronter cette nouvelle menace, le halfelin serait heureux de participer dans la mesure de ses moyens.

 

* * *

 

À la fin de la première dizaine passée sur la route au sud de Bremen, un autre jour débuta, qui s’annonçait aussi morne que les précédents. Taons et moustiques bourdonnaient en essaims affamés. La boue, profitant du bref relâchement de la saison froide du Valbise qui la gardait gelée neuf mois sur douze, s’accrochait férocement aux roues de la petite carriole, et aux bottes usées de Drizzt. Le drow suivait comme une ombre le trajet de ses compagnons.

Catti-Brie, vêtue des épaules aux orteils d’une longue robe sale de laine grise, les cheveux liés serré, conduisait le chariot tiré par un seul cheval. Régis, déguisé en jeune garçon, se tenait assis près d’elle, la face rubiconde après des heures passées au soleil de l’été.

Mais c’était Bruenor qui avait le plus à souffrir de sa position, qu’il avait choisie lui-même : il avait fabriqué une boîte exprès pour rester camouflé, l’avait fixée sous la caisse du véhicule, en plein milieu. Il y restait confiné jour après jour.

Drizzt choisissait soigneusement son trajet sur ce terrain saturé de boue, marchait toute la journée sans jamais baisser sa vigilance. On trouvait sur les vastes terres du Valbise nombre de dangers plus redoutables que les bandits de grand chemin objets de leur mission ! En cette saison, certes, la plupart des yetis de la toundra devaient rôder plus au sud, suivant les hordes d’élans jusqu’aux contreforts de l’Épine dorsale du Monde, mais quelques-uns pouvaient encore hanter les parages. Et puis, en été, les géants et gobelins descendaient souvent des monts, en quête de proies et de butin faciles. Sans parler de ces mortels serpents à fourrure grise qui pouvaient dépasser les six mètres et que Drizzt était souvent amené à enjamber vivement, aussi bien sur les zones rocheuses que marécageuses ; leur venin abattait un géant !

Gardant tout cela à l’esprit, le drow n’en devait pas moins rester attentif à la carriole qu’il observait en permanence du coin de l’œil, sans cesser de scruter l’horizon dans toutes les directions. Il importait, pour que la mission se déroule sans accroc, qu’il voie les brigands avant qu’eux le repèrent.

Mais de toute manière l’elfe noir ne pensait pas que ces bandits leur donneraient beaucoup de fil à retordre. Plusieurs témoins avaient décrit le groupe de hors-la-loi, ils ne semblaient briller ni par le nombre ni par l’habileté. Cependant, il ne fallait surtout pas se reposer sur ce genre d’idées reçues réconfortantes ! Il pouvait suffire d’une flèche malencontreuse pour réduire les compagnons à trois…

Ainsi les insectes bourdonnaient en dépit du vent, le soleil brûlait les yeux, chaque flaque de boue pouvait dissimuler un serpent à fourrure grise prêt à faire de lui son repas ou un yeti de la toundra à l’affût, et des brigands sans merci infestaient sans doute la région, menaçant ses compagnons comme lui…

En vérité, de quoi mettre Drizzt Do’Urden d’excellente humeur !

Il enjamba un ru et s’arrêta : il venait de remarquer un curieux alignement de minuscules flaques chacune de la taille d’un pied, espacées l’une de l’autre d’une distance similaire à un pas laissé par un humain en train de courir. Le drow s’agenouilla pour inspecter la plus proche. Il savait que les traces ne restaient pas longtemps marquées dans ce sol : celle-ci était forcément très fraîche. Il y enfonça le doigt, l’eau monta jusqu’à sa deuxième phalange avant qu’il touche la terre en dessous. La profondeur elle aussi correspondait au passage d’un homme, un adulte.

Drizzt se releva, porta les mains à la garde de ses cimeterres dissimulés sous sa cape de camouflage. Scintillante sur sa hanche droite et Glacemort sur sa gauche pourraient toutes deux jaillir en un éclair pour éliminer la menace !

Il plissa ses yeux violets, leva une main pour les abriter du soleil. La piste se dirigeait vers la route, là où le chariot passerait bientôt.

Oui, l’homme était allongé là, à l’affût, tout boueux.

Le drow ne chercha pas à s’approcher de lui, mais repartit discrètement en arrière dans l’intention de revenir sur la route derrière le véhicule transportant ses compagnons, afin de repérer d’éventuelles embuscades similaires. Il abaissa encore sa capuche pour s’assurer qu’elle dissimule complètement ses cheveux blancs, avant de foncer à toute vitesse. À chaque foulée impatiente, il se frottait les mains !

 

* * *

 

Régis bâilla, s’étira, s’appuya confortablement contre Catti-Brie près de lui et ferma ses grands yeux bruns.

— Un moment idéal pour une petite sieste ! chuchota la jeune femme.

— Un moment idéal pour faire croire à d’éventuels observateurs que je m’accorde une petite sieste, rectifia le halfelin. Tu les as vus, sur le côté ?

— Ça oui ! Deux sales types.

En prononçant ces mots, Catti-Brie lâcha d’une main les rênes pour tâter sous le rebord avant du siège où elle était assise. Régis vit que ses doigts se refermaient sur un objet réconfortant, Taulmaril le Cherchecœur, son arc redoutable, bien en place, prêt à l’emploi.

Pour tout dire, le halfelin se trouvait lui aussi soulagé de la présence de l’arme.

Il passa la main derrière le banc du cocher et en heurta le bois comme machinalement, mais avec force, indiquant ainsi à Bruenor de se tenir prêt.

— On y va ! lui murmura Catti-Brie un peu plus tard.

Régis garda les yeux clos, continua à frapper son signal, plus vite. Entrouvrant à peine la paupière gauche, il vit un trio d’individus à l’allure patibulaire venant à pied à leur rencontre. Catti-Brie arrêta le chariot.

— Mes bons messieurs ! s’écria-t-elle. Vous pouvez m’aider, moi et mon fils ? Mon homme s’est fait tuer dans le col et on dirait bien que je suis perdue ! Ça fait des jours et des jours qu’on va et vient sans trouver Dix-Cités…

— Très malin, chuchota le halfelin.

Il avait caché qu’il parlait en faisant claquer ses lèvres et en bougeant sur son siège comme un dormeur en proie à un rêve – une imitation très convaincante ! Il admirait la manière dont Catti-Brie venait d’expliquer leurs mouvements sur cette route où ils passaient et repassaient depuis des jours. Si les bandits les avaient observés, ils seraient sans doute moins méfiants.

— Je sais plus quoi faire ! supplia la jeune femme. (Sa voix montait, stridente.) Moi et mon garçon, on est tout seuls, perdus !

— On va t’aider, assura le rouquin maigre au centre, dont la barbe arrivait presque à la taille.

— Il faudra payer, précisa le brigand à sa gauche, le plus massif des trois, qui portait en travers de ses épaules une impressionnante hache de guerre.

— Payer ? s’étonna Catti-Brie.

— Ton véhicule sera le prix, expliqua le troisième, qui paraissait, par son apparence et son langage, le plus distingué du lot.

Il portait des vêtements aux vives couleurs – veste jaune sur tunique rouge –, et une belle épée à la ceinture, du côté gauche.

Régis et Catti-Brie échangèrent discrètement un regard. Ils n’étaient guère surpris.

Derrière eux se fit entendre du bruit ; le halfelin se mordit les lèvres, il espérait que Bruenor n’allait pas faire une entrée fracassante qui ruinerait le plan soigneusement élaboré ! Ils avaient prévu dans les moindres détails tous leurs mouvements au début de la confrontation.

Un autre choc retentit, mais Régis avait déjà entrepris de frapper ostensiblement du poing contre l’arrière du banc du cocher pour le recouvrir. Il jeta un coup d’œil à Catti-Brie ; l’intensité de ses yeux bleus indiquait au halfelin qu’il devrait très bientôt bouger.

 

* * *

 

Ce sera lui le plus dangereux, songeait Catti-Brie en regardant le bandit le plus à gauche pour elle, le « distingué ».

Mais le gros, à l’autre bout, n’était pas à négliger ! La jeune femme ne doutait pas une seconde qu’il puisse la couper en deux avec sa hache monstrueuse.

— Et pis un peu d’ta viande, ma jolie ! annonça celui-ci en arborant un sourire avide et édenté. (L’homme au milieu eut lui aussi une grimace méchamment salace, mais le troisième jeta un regard dédaigneux aux deux brutes.) Quoi, argumenta-t-il, elle a ben dit qu’elle avait perdu son homme ! Chuis sûr qu’elle aimera un peu d’amus’ment…

L’image de Khazid’hea, son épée affûtée comme un rasoir, en train de taillader l’entrejambe de ce malade, traversa l’esprit de Catti-Brie qui dissimula à merveille son sourire.

— Ta carriole suffira peut-être, intervint alors le bandit raffiné.

La jeune femme ne manqua pas de noter qu’il n’écartait pas l’hypothèse d’un paiement supplémentaire « en nature ». Oh, elle le comprenait très bien ! Il essaierait d’obtenir par ses charmes ce que la grosse brute voulait prendre de force. Après tout, l’acte était plus agréable quand la femme participait…

— Avec tout ce qu’il y a dedans, bien sûr, poursuivait le brigand. C’est dommage que nous en soyons réduits à accepter une telle donation, mais je crains qu’il nous faille vivre, nous aussi, à patrouiller cette route !

— Ah, alors c’est ça que vous faites ? demanda Catti-Brie. Moi, je croyais que vous étiez un tas de sales voleurs… (Les autres ouvrirent grand leurs yeux !) Deux à droite, trois à gauche, chuchota-t-elle à Régis. Ces chiens devant, je me les garde.

— Naturellement, répondit le halfelin.

La jeune femme lui jeta un coup d’œil étonné. Mais sa surprise ne dura pas : Catti-Brie se rappela tout de suite que le petit homme la connaissait très bien ! Il avait sûrement suivi aussi bien qu’elle les émotions qui l’avaient prise au cours de cette discussion avec les brigands.

Elle se tourna vers son compagnon, lui adressa un sourire entendu et un signal, puis revint à ses interlocuteurs hors la loi.

— Rien vous autorise à prendre mes affaires ! annonça-t-elle avec un léger tremblement dans la voix, de quoi leur faire penser que sa façade hardie cachait en fait une terreur abjecte.

Régis bâilla, s’étira, puis ouvrit subitement les yeux, feignant un étonnement épouvanté. Il poussa un petit cri, sauta sur la droite du chariot pour s’enfuir dans la boue.

Catti-Brie, en même temps, se levait soudain, se débarrassait d’un seul mouvement de ses fausses hardes de laine. Elle les jeta, se révélant en tenue de guerrière ! Dégaina Khazid’hea, le mortel Couperet, passa la main sous le siège du conducteur d’où elle retira son arc. Elle bondit en avant, posa le pied sur le harnais du cheval avant de toucher terre près de l’animal qu’elle poussa soudain. La bête s’ébranla, et sa masse sépara le bandit le plus gros de ses deux complices.

 

* * *

 

Les trois brutes sur la gauche du chariot réagirent, bondirent de leur affût boueux en dégainant leurs épées, chargeant dans un hurlement.

Une silhouette svelte, rapide, se dressa derrière une petite éminence proche où elle se tenait accroupie, aussi silencieuse qu’un spectre, et fila sur le sol spongieux à une telle vitesse qu’elle semblait flotter !

Deux cimeterres étincelants surgirent de sous une cape grise ; le trio en pleine charge rencontra soudain un sourire éclatant et deux yeux violets.

— Là, attrape-le ! cria un des ruffians.

Les trois se jetèrent sur le drow en des mouvements gauches, mal coordonnés – deux bottes brutales, un revers sauvage.

Le bras droit de Drizzt s’écarta tout grand, donnant à Glacemort un angle idéal pour dévier vers le haut le revers de côté, tandis que sa main gauche guidait vers le bas le bord concave de Scintillante en parade des deux autres lames. Puis Glacemort vint prendre la relève, heurta les épées portées vers l’avant, et Scintillante les frappa juste après. La tête du drow eut un mouvement gracieux vers le bas et en arrière pour éviter le retour de l’arme du troisième bandit indigné ; Drizzt releva vivement Glacemort, toucha l’homme à la main en même temps que l’épée de celui-ci sifflait sans dommage.

La brute glapit, lâcha son arme qui vola.

Pas loin ! Le drow s’activait déjà de la main gauche : il accrocha Scintillante à cette lame libérée, et se lança dans une danse fascinante qui laissa les trois bandits pantois. De vifs mouvements des cimeterres jumeaux firent tournoyer l’épée en l’air dans tous les sens. Le drow semblait user de l’acier comme d’un instrument de musique.

L’elfe noir conclut par une manœuvre de Glacemort qui renvoya l’arme droit dans la main de son propriétaire.

— Je suis sûr que tu peux mieux faire ! commenta Drizzt, souriant, tandis que le pommeau de l’épée se nichait idéalement dans la main du brigand ébaubi.

L’homme hurla, laissa tomber sa lame à terre, se détourna et s’enfuit à toutes jambes.

— C’est le Drizzit ! cria un autre en lui emboîtant le pas.

Mais le troisième, par peur panique, par colère ou par pure bêtise, s’obstina à charger, porta avec furie son arme en avant puis en arrière, ensuite en avant encore, plus haut, enfin sur une trajectoire détournée, vers le bas.

Telle était du moins son intention : une attaque basse.

Les cimeterres du drow heurtèrent alternativement, deux fois chacun, l’arme de l’autre. Puis Scintillante la força encore plus bas et Drizzt attaqua sans pitié, frappant de ses deux lames côte à côte l’épée de l’homme débordé, si vite et si violemment que le bruit des coups se confondait en une note unique, prolongée.

Le bandit dut sentir son bras s’engourdir, mais il voulut surmonter l’assaut irrésistible en se jetant soudain en avant, dans l’intention évidente de s’approcher suffisamment pour bloquer les mains rapides comme l’éclair de son adversaire.

Il se retrouva désarmé, sans comprendre comment. Il fonça tout de même, bras grands ouverts pour y emprisonner Drizzt, les referma sur le vide.

Il dut alors éprouver une pénible douleur entre les jambes quand le drow, mystérieusement passé derrière lui, lui infligea à cet endroit un coup de la garde de son cimeterre, soulevant l’homme sur la pointe des pieds.

Drizzt retira tout de suite son arme. Emportée par le mouvement, la brute fit un bond en l’air et trébucha, perdant presque l’équilibre.

L’elfe noir posa alors le pied contre le dos du brigand, entre les omoplates, et poussa, l’envoyant face contre terre dans la boue.

— Tu as intérêt à ne pas bouger sans mon ordre, indiqua-t-il.

Après s’être assuré d’un coup d’œil en direction du chariot que ses amis maîtrisaient la situation, Drizzt suivit d’un pas tranquille la trace du duo de hors-la-loi en fuite.

 

* * *

 

Régis jouait très bien le rôle d’un enfant terrifié ; il pataugeait dans la boue, agitait follement les bras, glapissait sans discontinuer : « À l’aide ! À l’aide ! »

Les deux hommes que lui avaient signalés Catti-Brie vinrent lui bloquer le passage. Il poussa un cri, tituba sur le côté, tomba à genoux.

— Oh, pitié, messires, ne me tuez pas ! gémit-il d’une voix pitoyable à l’adresse des brutes qui approchaient, les armes à la main, un mauvais sourire sur le visage. Par pitié ! Là, regardez, je vous donne le collier de mon papa !

Il passa la main sous sa chemise, ressortit son pendentif de rubis, le tendit au bout de sa courte chaîne – juste de quoi le faire se balancer et tournoyer.

Les bandits approchèrent un peu plus, et leur sourire se mua en une expression de curiosité ébahie tandis qu’ils admiraient le joyau tourbillonnant, les milliers et milliers d’étincelles qu’il projetait, la manière fascinante dont il capturait la lumière.

 

* * *

 

Catti-Brie lâcha le cheval parti au trot, fit tomber son arc et son carquois au bord de la route, s’écarta pour laisser passer le véhicule et se préparer à l’attaque du gros bandit avec sa monstrueuse hache.

Il vint sur elle, agressif mais gauche, faisant décrire à sa lame un cercle devant lui – aller et retour –, puis la levant avant de l’abattre en un élan prodigieux.

La jeune femme agile n’eut guère de mal à éviter ces trois assauts. Sur le dernier, la hache bien plantée dans le sol meuble lui donna l’occasion idéale de s’avancer. Elle entendit à ce moment la voix du bandit raffiné. Il excitait le cheval ; le chariot poursuivait sa route, les deux hors-la-loi installés sur le siège du cocher.

Bruenor devrait s’occuper d’eux.

Catti-Brie décida de prendre son temps. Elle n’avait pas apprécié les allusions graveleuses de la brute devant elle.

 

* * *

 

— Foutu loquet ! grommelait Bruenor.

L’ouverture de sa boîte sur mesure, bloquée par la boue que projetaient les roues, refusait de se déclencher. La carriole allait plus vite à présent, et les cahots accrus bousculaient le nain dans tous les sens.

Enfin, Bruenor parvint à poser un pied sous lui, puis l’autre, se stabilisa en une position accroupie, tendu comme un ressort serré à bloc. Dans un rugissement que n’aurait pas renié un dragon rouge, il se redressa avec force, faisant passer sa tête à travers le bas de caisse du véhicule.

— Si tu ralentissais un poil ? proposa-t-il au conducteur – le mieux habillé des deux bandits – et au rouquin assis à côté.

Les deux se retournèrent ; leur expression valait le coup d’œil !

Mais l’amusement se gâta quand le brigand roux dégaina sa dague et bondit sauvagement au-dessus du siège vers Bruenor, lequel, les bras collés aux flancs par des planches brisées, se rendit compte que sa position défensive laissait à désirer.

 

* * *

 

Une des deux brutes paraissait ravie de rester bêtement debout à contempler le joyau tournoyant ; l’autre, toutefois, ne le regarda qu’un petit moment avant de se redresser et de secouer violemment la tête, faisant claquer ses lèvres.

— Hé là, sale p’tit truqueur ! beugla-t-il.

Régis se releva d’un bond, saisit le pendentif de sa main potelée.

— Ne le laisse pas me faire de mal ! cria-t-il à l’homme sous son emprise tandis que l’autre venait sur lui, les deux mains prêtes à le saisir à la gorge.

Le halfelin, plus rapide qu’il en avait l’air, reculait déjà. Cela dit, son ennemi plus grand n’aurait aucun mal à le rattraper…

C’est alors que l’autre hors-la-loi, fermement persuadé que le petit homme était un très cher ami à lui, se jeta contre son complice et le jeta à terre. L’instant d’après, les deux brigands se roulaient dans la boue, échangeant coups et imprécations.

— Imbécile, il t’a eu ! glapissait l’un, accompagnant ses mots d’un coup de poing à l’œil.

— Sale brute, le p’tit gars c’est mon copain ! ripostait l’autre en paroles, et avec un uppercut sur le nez.

Régis poussa un soupir, considéra la scène devant lui. Il avait joué son rôle à la perfection, comme dans chacun des exploits récents des Compagnons du Castel. Mais il ne pouvait s’empêcher d’imaginer la manière dont Drizzt aurait vaincu ces deux-là, avec ses cimeterres étincelant au soleil… il aurait souhaité pouvoir faire de même !

Et Catti-Brie ! Elle aurait sans aucun doute employé une combinaison d’un assaut vif, redoutable, du Couperet, et d’une flèche précise, dévastatrice, lancée par son arc fabuleux. Le halfelin aurait tant aimé, là aussi, en être capable…

Bruenor, lui, aurait encaissé et rendu un coup au visage, un heurt au côté à faire tomber un géant, puis se serait jeté dans l’action jusqu’à avoir aplati cette paire de bandits dans la boue.

Pourquoi Régis ne savait-il pas se battre ?

— Mais non, conclut-il.

Il se frotta l’épaule en pensant encore aux coups monstrueux que savait recevoir sans dommage Bruenor.

Chacun son truc, décida-t-il avant de revenir aux combattants se roulant dans la saleté juste devant lui.

Son favori allait perdre !

Le halfelin saisit son arme, la petite masse que son ami nain avait forgée pour lui, et, profitant d’un passage des deux adversaires, porta deux coups bien placés pour faire pencher la balance où il voulait.

Bientôt le bandit docile reprenait le dessus, et Régis marchait vers le succès.

À chacun sa méthode.

 

* * *

 

Elle porta un coup droit ; le brigand arracha sa hache du sol, la plaça en position bloquante devant lui, la fit bouger deçà, delà, pour intercepter ou au moins dévier les assauts de l’épée.

Catti-Brie avança hardiment, trop loin – elle le savait bien ! La brute croirait à une erreur ; la jeune femme était certaine que celui-là la sous-estimerait, ses remarques en la voyant n’indiquaient que trop l’opinion qu’il avait de la gent féminine.

L’autre mordit en effet à l’hameçon et écarta sa hache, prêt à rabattre son arme tête en avant pour assomer son adversaire.

Un mouvement assuré d’esquive porta Catti-Brie à côté de l’assaut gauchement lancé ; elle pouvait désormais transpercer la poitrine du bandit avec Khazid’hea, mais préféra lui donner un sérieux coup de pied à l’entrejambe.

Puis elle recula. L’homme se remit en position en grognant.

Catti-Brie attendit qu’il reprenne l’offensive. Sans surprise, il se lança dans un autre de ses puissants et inutiles mouvements de balayage de sa hache. Cette fois, la jeune femme recula juste ce qu’il fallait pour que la lame la frôle. Elle s’approcha du hors-la-loi, pivota sur son pied gauche, lança un coup arrière du droit, touchant une fois de plus son adversaire entre les jambes.

Elle ne savait pas trop pourquoi, mais tel était le coup qu’elle voulait porter.

Catti-Brie se plaça de nouveau hors de portée de l’autre sans lui laisser le temps de réagir. Il ne s’était même pas encore remis de la douleur atroce qui devait lui remonter des reins !

Il parvint pourtant à grand-peine à se redresser, brandit bien haut sa hache et rugit, se précipitant en avant. Une attaque désespérée ! La pointe affamée de Khazid’hea piqua vers le ventre de la brute, l’arrêtant net. Un simple mouvement du poignet de Catti-Brie abaissa la lame. La jeune femme fit un pas vif qui l’amena nez à nez avec le brigand.

— Ça fait mal, hein ? chuchota-t-elle avant de relever sèchement le genou.

Elle sauta en arrière, puis bondit vers l’ennemi en pivotant. Son épée trancha aussi aisément qu’un bâton de cire le manche de la hache qui s’abattait avec force. La jeune femme recula encore, non sans avoir porté un ultime coup de pied bien précis.

Le bandit, qui à présent louchait atrocement, le visage figé en un masque d’absolue souffrance, voulait encore se battre, mais Khazid’hea, un peu plus tôt, avait en s’abaissant coupé sa ceinture et tout ce qui pouvait tenir son pantalon. Le vêtement tomba à ses chevilles.

Un pas entravé, un deuxième… l’homme finit par trébucher, s’affala de tout son long dans la boue. Souillé, torturé par les vagues de douleur lui parcourant le corps, il se remit à genoux, voulut abattre la femme qui venait sur lui. C’est alors seulement qu’il parut comprendre que son arme se réduisait désormais à une moitié de manche de hache ! Le mouvement fut, bien sûr, trop court, et déporta en outre le brigand sur la gauche. Catti-Brie revint très vite sur lui, appuya son pied sur l’épaule droite de son adversaire, le repoussa dans l’ordure.

Il se mit encore à genoux, aveuglé par la boue, balançant dans tous les sens son bout de bois.

Elle était derrière lui.

Elle le frappa du pied, le renvoya par terre.

— Bouge plus, ordonna-t-elle. (Le ruffian obstiné se redressa encore, crachotant jurons, terre et eau marron.) Bouge plus ! répéta-t-elle, certaine qu’il allait la repérer à sa voix.

L’autre assura son équilibre, jeta sa jambe de côté, puis tenta un mouvement de balayage désespéré.

Catti-Brie sauta par-dessus jambe et bâton, atterrit à côté de l’homme, changea son point d’appui pour lui porter encore un bon coup à l’entrejambe.

Cette fois, le bandit adopta une position fœtale dans la boue et saisit ses parties blessées en poussant de petits miaulements. Il ne se relèverait pas.

La jeune femme adressa à Régis un vif coup d’œil accompagné d’un sourire triomphant.

 

* * *

 

En désespoir de cause, Bruenor, la main paume vers le haut sur son genou, poussa. Une planche craqua et tint lieu de bouclier contre l’assaut de la dague ; il parvint aussi à se libérer suffisamment pour déplacer le bout de bois, faisant tomber l’arme de la main du bandit roux.

À moins que celui-ci ait décidé de la lâcher…

Car le poing du brigand contournait la planche pour porter un bon coup à la figure du nain ! Suivirent une gauche, une droite. Bruenor ne pouvait espérer se défendre. Il n’essaya pas, laissa la brute le marteler tandis qu’à force de se tortiller il dégageait ses deux mains. Enfin il pouvait rendre les coups ! Il attrapa le poignet gauche de son adversaire de la main droite, et lança sa propre gauche qui paraissait capable d’arracher la tête de sa victime.

Mais l’autre réussit à saisir le bras de Bruenor tout comme le nain avait saisi le bras du bandit. Les deux adversaires se retrouvèrent bloqués l’un par l’autre dans la carriole cahotante.

— Hé, Kenda, ramène-toi ! s’écria le rouquin. On l’a ! (Il regarda Bruenor, sa face laide à quelques centimètres à peine du visage du petit homme.) Tu fais quoi maintenant, l’nabot ?

— On t’a jamais dit qu’tu postillonnais ? répliqua Bruenor, écœuré.

L’homme réagit par un grand sourire bête, renifla, hoqueta, remplissant sa bouche d’un crachat homérique destiné à son ennemi.

Tout le corps du nain se ramassa et frappa, tel un unique et énorme muscle, ou peut-être un gros serpent. Le front de Bruenor percuta le visage ignoble du hors-la-loi, lui rejetant la tête en arrière, le regard vers le ciel… de sorte que, quand il cracha – car, au milieu de tout ça, il y parvint ! –, le paquet monta tout droit et lui retomba dessus.

Bruenor libéra sa main, lâcha le bras de son adversaire pour le saisir à la gorge et à la ceinture, le soulever au-dessus de sa tête. Le malheureux s’envola hors du chariot lancé à pleine vitesse.

Le dernier ruffian, sans perdre son calme, lâcha les rênes, se tourna, dégaina sa rapière. Son sang-froid n’échappa en rien au nain qui termina avec la même sérénité de se dégager de sa boîte et d’y récupérer sa hache à la lame ébréchée. Il l’installa sur son épaule droite dans une posture des plus décontractées, bien campé sur ses pieds écartés pour garder son équilibre dans les cahots.

— Le truc futé, annonça-t-il à l’autre qui agitait son épée sous son nez, ce s’rait de lâcher ton arme et d’arrêter l’foutu chariot.

— C’est à toi de te rendre, idiot de nain ! estima le bandit.

Sur quoi il se jeta en avant. Bruenor avait suffisamment d’expérience pour estimer précisément l’allonge et l’équilibre de l’homme. Il ne bougea pas d’un cil.

Cela dit, le nain s’était légèrement trompé dans ses calculs : la pointe aiguë, de fait, atteignit sa cuirasse de mithral et, à travers une fissure, parvint à le piquer sérieusement.

— Ouille, commenta Bruenor sans guère d’émotion.

Le brigand recula, prêt à bondir encore.

— Ton arme malhabile ne peut rien contre ma vitesse et mon agilité ! clama-t-il avant de se jeter encore en avant. Ha !

D’un simple mouvement de son robuste poignet, le nain envoya voler sa hache qui effectua un tour avant de se planter dans le torse du ruffian si sûr de lui, le rejetant en arrière jusqu’à l’arrière du siège du cocher.

— Tiens donc ? fit Bruenor.

Puis il cala brutalement son pied contre la poitrine de son adversaire avant d’en retirer de force sa lame.

 

* * *

 

Catti-Brie baissa son arc : Bruenor, sur le chariot, avait gagné. Elle avait eu le bandit à la rapière dans sa ligne de mire et aurait pu l’abattre si nécessaire.

Non qu’elle croie un instant que Bruenor Marteaudeguerre ait besoin de son aide contre ce genre d’ennemis !

Elle se tourna vers Régis, qui venait de la droite. Derrière lui, son pantin portait l’autre bandit en travers de ses épaules.

— T’as des pansements pour celui que Bruenor a abattu ? demanda-t-elle.

À vrai dire, elle n’était même pas sûre que l’homme soit vivant.

Le halfelin hocha la tête, mais cria brusquement, inquiet :

— Sur la gauche !

Catti-Brie pivota, Taulmaril déjà dressé, et repéra le problème. L’homme que Drizzt avait poussé dans la boue entreprenait de se relever.

Elle lâcha une flèche qui partit, vive et brillante comme l’éclair, se planter dans le sol pile devant sa figure. Le bandit, immobile, se mit à geindre.

— T’as intérêt à te rallonger ! l’interpella la jeune femme depuis la route.

Il s’exécuta.

 

* * *

 

Deux bonnes heures plus tard, les deux brigands en fuite traversèrent à grand bruit les broussailles, empruntant l’unique brèche dans l’anneau de rochers dissimulant leur campement. Leur hâte frénétique ne les avait pas abandonnés ; ils passèrent près des chevaux, contournèrent un chariot volé, et trouvèrent enfin leur chef et stratège, Gemme Poivre. Cuisinière de la bande, en plus du reste, elle remuait le contenu d’un énorme chaudron.

— Rien aujourd’hui ? demanda la grande femme brune en scrutant ses hommes de ses yeux marron.

Son ton comme sa posture le montraient bien : elle avait compris qu’un événement, sans doute des plus déplaisants, s’était produit. Mais les rustauds ne perçurent rien dans son attitude.

— Le Drizzit ! crachota un des bandits en reprenant son souffle à chaque syllabe. Le Drizzit – ses copains –, ils nous ont eus !

— Drizzt ? supposa Gemme.

— Le Drizzit Dudden, l’maudit drow ! confirma l’autre. On prenait un chariot, juste une bonne femme et son gamin, et là il s’est am’né derrière nous trois ! Le pauv’Walken s’est j’té tête baissée à l’attaque !

— Pauv’Walken, appuya le complice.

Gemme ferma les yeux, secoua la tête. Elle semblait saisir quelque chose qui échappait à ses sbires.

— Et la femme, demanda-t-elle, elle a simplement cédé son chariot ?

— Elle s’battait aussi quand on est partis, annonça le premier imbécile. On a pas trop vu.

— Elle ? C’était Catti-Brie, évidemment ! s’écria Gemme. La fille de Bruenor Marteaudeguerre… On vous a piégés, pauvres crétins !

Les deux hors-la-loi échangèrent un coup d’œil embarrassé.

— On va en perdre deux ou trois, pour sûr, prononça finalement l’un deux en rassemblant tout son courage pour lever le regard sur son redoutable chef. Mais c’est pas si grave.

— Tu crois ça ? fit Gemme, sceptique. Dites-moi : là-bas, est-ce que cette fameuse panthère noire qui accompagne le drow s’est montrée ?

Les hommes se consultèrent encore du regard.

Un grondement sourd retentit alors à point nommé, résonnant dans tout le campement comme s’il sortait tout droit de la terre, faisant vibrer les os du trio de hors-la-loi. Sur le côté, les chevaux hennirent, nerveux, frappèrent du sabot, secouèrent la tête.

— Ah, on dirait qu’elle n’est pas loin, conclut Gemme dans un grand soupir.

Un mouvement de l’autre côté – un éclair noir volant – attira l’attention des bandits qui tournèrent la tête vers la nouvelle arrivante. Il s’agissait d’un énorme fauve tout noir, long de trois bons mètres, aux épaules musclées, massives comme un torse humain.

— C’est la bête du drow ? demanda un des deux lascars.

— On dit qu’elle s’appelle Guenhwyvar, précisa Gemme. (Le dernier brigand reculait, sans quitter des yeux le monstre. Il se heurta au chariot, le contourna, se retrouva devant les chevaux très énervés, écumants.) Alors vous avez décidé de venir directement me rejoindre ! conclut la femme avec un mépris criant. Vous n’avez pas compris que le drow vous laissait fuir exprès ?

— Mais non, il était pris ailleurs !

Gemme secoua la tête. Après tout, elle n’était pas si étonnée de cette fin piteuse. Voilà ce qu’il arrivait quand on s’associait avec de tels abrutis !

Guenhwyvar rugit, sauta au milieu du campement, atterrissant entre les deux bandits restés ensemble. Gemme eut la sagesse de ne pas même tenter de résister au puissant fauve, elle leva les mains. Elle s’apprêtait à conseiller à ses complices de l’imiter quand elle entendit l’un d’eux s’effondrer. Il s’était évanoui.

L’autre n’avait même pas vu la panthère bondir. Il fonçait à travers la brèche dans les rochers et les broussailles, dans l’idée de laisser ses « amis » se battre tandis que lui s’enfuirait, comme plus tôt sur la route.

Il se fraya un chemin, plissant les yeux contre les branchages qui le giflaient, et crut à un moment remarquer une silhouette sombre sur le côté – avec des yeux violets intenses qui le scrutaient –, juste avant que la garde d’un cimeterre se lève et le frappe au visage, le jetant à terre.

La Mer des Épées
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